LE MENSUEL BILINGUE FRANCO-RUSSE «PERSPECTIVE»

Le confinement vécu par nous tous est un phénomène de masse nouveau auquel l’humanité est confrontée. Autour des nous, on entend dire que le monde sortira différent de cet épisode de confinement. Prolongerons-nous l’enfermement dans notre espace virtuel ? Ou donnerons-nous dorénavant plus d’importance à la communication et au dialogue vivant ?
De plus, l’isolement a des conséquences psychologiques et biologiques sur l’être humain. Quelles sont ces conséquences et comment surmonter les problèmes qui en résultent ? Afin de répondre à ces questions, Perspective a rencontré Anna YUSUPOVA, docteure en sciences psychologiques, directrice de recherche au Laboratoire de psychologie sociale et cognitive de l’Institut des problèmes médico-biologiques de l’Académie des sciences de Russie (ASR).

L’Institut des problèmes médico-biologiques de l’Académie des sciences de Russie (ASR) est une organisation de recherche scientifique de grande notoriété en Russie, qui concentre ses recherches sur la médecine et la biologie dans le domaine de l’espace. Ces recherches sont menées dans le but d’élaborer des techniques et des moyens qui permettent d’assurer la sécurité et le maintien de l’activité humaine, ainsi que de protéger la santé et de maintenir la productivité des personnes évoluant dans des conditions extrêmes.

La psychologue Anna Yusupova est spécialisée dans les méthodes et les pratiques scientifiques dans le domaine de l’espace. Elle étudie les particularités rencontrées dans la communication et dans les relations interpersonnelles au sein d’un équipage de cosmonautes au cours des vols ou des simulations.

– Anna, du point de vue de la psychologie, l’isolement présente-t-il un danger pour l’être humain du fait d’une si longue période d’absence de contact direct avec son entourage ainsi que d’une telle modification de son mode de vie habituel ?

– À la suite du confinement, certains problèmes peuvent apparaître, tels qu’une sensation de gêne lorsque la personne se trouve à nouveau dans une foule, elle peut également rencontrer des difficultés à rester concentrée lors d’une longue conversation, tandis que se trouver dans un endroit public peut devenir une épreuve épuisante. Néanmoins, la sensation d’épuisement n’est pas liée qu’aux facteurs psychologiques, mais également physiologiques : en effet, le manque d’activité moteur (appelé hypodynamie) constaté lorsque l’on est confiné, joue un rôle non négligeable.

Les médecins physiologues de notre institut, grâce à l’accompagnement des cosmonautes dans leur entraînement, ont pu remarquer un phénomène qui s’apparente au syndrome d’asthénisation psychique.

Il se trouve que, lorsqu’on est face à une diminution brutale des stimulations physiques chez un individu, cela entraîne une diminution des capacités fonctionnelles du système nerveux. C’est alors que des symptômes peuvent être observés, tels qu’un épuisement accru, un sentiment d’irritation, une surexcitation, une humeur instable, ou encore des problèmes de sommeil. Pour résumer : peu de forces et beaucoup d’irritation.

Il s’agit d’un état des plus désagréables. Afin d’en sortir, il faut aller à l’encontre de ses envies : au lieu de rester allongé sur le canapé ou de s’énerver sur tout ce qui nous entoure, il faut… faire des exercices physiques. En effet, les exercices physiques pratiqués par les cosmonautes dans l’espace viennent en aide au corps et au mental. Grâce à la pratique d’une activité physique, vos muscles envoient un flux de signaux qui vont stimuler le système nerveux et ainsi permettre son fonctionnement normal. Le moral s’améliore tandis que l’activité intellectuelle est facilitée.

– Quelles autres recommandations pour surmonter les difficultés liées au confinement pouvez-vous faire à nos lecteurs ?

– On peut suivre l’exemple des cosmonautes : cultiver la tolérance et la bienveillance à l’égard des autres membres de l’équipage, se définir des objectifs concrets, organiser ses activités selon un emploi du temps (il n’est pas nécessaire de programmer à la minute près, comme le font les cosmonautes, un emploi du temps flexible fait également l’affaire), et le plus important : occuper son corps à des activités physiques. Non seulement le cerveau, mais le corps a également besoin d’activités. Le sport à la maison est utile à la santé physique, certes, mais également à la santé psychologique. De nombreux cosmonautes expliquent que lorsqu’ils sont à bord d’un vaisseau spatial, une fois pratiqué un exercice physique, leur moral s’améliore et le travail n’en devient que plus agréable.

En situation d’isolement, comme dans toute situation où l’espace est limité, il est important de rester motivé et de se livrer à des activités sensées. Même si vous êtes en confinement sans avoir à pratiquer le télétravail, il faut vous trouver une activité : cela peut être quelque chose que vous avez repoussé, car vous étiez trop occupés en temps normal, ou bien ce que vous vouliez faire depuis longtemps sans arriver à vous décider. Il peut s’agir d’activités pour le cerveau (par exemple, des cours pour améliorer ses compétences), ou bien de travaux manuels (la cuisine, les ouvrages divers ou du bricolage).

– Lors de votre conférence en ligne organisée par le Centre de Russie pour la science et la culture à Paris le 17 avril dernier, vous avez expliqué qu’il était important de voir les visages d’autres personnes que celles avec lesquelles on se trouve en isolement. En ce qui me concerne, malgré tout l’optimisme qui m’accompagnait lorsque le confinement a débuté, j’ai en effet ressenti ce besoin dès la seconde semaine de confinement. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

– L’être humain est avant tout un être social. En effet, les personnes que l’on côtoie jouent un rôle important pour nous-mêmes : c’est à travers eux que nous nous définissons et que nous comprenons notre place dans la société et dans le monde. Dans les sociétés antiques, l’isolement était une punition : on pouvait bannir une personne de la communauté. C’est également le cas dans la société moderne, l’isolement peut servir de punition : depuis les parents qui menacent l’enfant par les mots « si tu ne fais pas tes devoirs, tu ne sortiras pas avec tes copains », jusqu’au châtiment de la peine de prison dont fait usage la justice à des fins punitives.

Nous avons besoin des autres personnes, même si nous avons le sentiment d’être de grands introvertis. Dans notre manière de communiquer, nous montrons que nous sommes des homo sapiens et non de simples primates : à travers le dialogue, l’échange des opinions, la réflexion, ou encore les liens émotionnels complexes : tous ces phénomènes ne peuvent exister si nous sommes seuls. C’est pourquoi le manque des visages d’autres personnes est tout à fait normal.

– Dans le contexte du confinement, quelles sont les personnes les plus vulnérables ?

– Ce sont les personnes âgées et les mères d’enfants en bas âge. Les personnes âgées dont la vie sociale est basée non sur internet, mais sur des relations en direct (par exemple, le traditionnel apéritif entre amis, la pétanque, les jeux de société), se retrouvent dans un profond isolement social, car ces contacts humains habituels qui existaient depuis des décennies ne peuvent pas être remplacés par des conversations virtuelles.

De nos jours, de nombreuses recherches démontrent que le fait d’avoir de nombreuses relations sociales est un des principaux moyens de prévention des maladies neurodégénératives. Nous ne comprenons pas encore concrètement l’impact que l’isolement peut avoir sur les personnes âgées, mais nous savons qu’il s’agit d’un groupe vulnérable en comparaison avec le reste de la population.

En ce qui concerne les jeunes mamans, et en particulier les mères seules, l’isolement est également une période difficile. Lorsque les sorties sont limitées et qu’il est impossible de se promener avec d’autres enfants ou de discuter avec d’autres personnes adultes, alors l’enfant devient l’unique centre d’attention de la mère. L’enfant souffre alors d’un manque de nouveauté (dont il a encore plus besoin que les adultes), tandis que la mère manque d’occasions de se changer les idées : les journées semblent alors interminables et ne laissent pas de place au repos.

L’épuisement émotionnel qui résulte de cette situation peut s’avérer dangereux. Les mères ont besoin d’être épaulées, et ce, même à distance : il est important de les encourager et de louer leur patience.

– Combien de temps peut-on rester dans un état d’isolement avant que cela ne nuise à notre santé ?

– Cela dépend des objectifs que l’on s’est fixés et de nos motivations. Dans le cadre de nos recherches au sein de l’institut, nous faisons des expériences d’isolement de différentes durées. Par exemple, en 2010–2011, nous avons mené une expérience baptisée « Mars–500 » sur une durée de 520 jours. Six hommes ont participé à l’expérience (parmi lesquels le Français Romain Charles) et ont été mis en isolement pendant cette durée. L’expérience s’est déroulée dans de bonnes conditions et les participants ont su respecter le programme de travail établi à l’avance. Il existe un autre exemple : celui du cosmonaute-médecin Valéri Polyakov, collaborateur au sein de l’institut, qui a passé seul 437 jours dans la station orbitale « Mir ». Son isolement était alors rythmé par un programme composé d’objectifs scientifiques qu’il avait pour tâche de remplir.

– Quels problèmes psychologiques peuvent apparaître après le confinement ? Existe-t-il une période de réadaptation ? Par exemple, en France, j’ai entendu dire que certaines personnes appréhendent de retourner dans leur cercle d’avant, notamment le retour à leur lieu de travail.

– La période de réadaptation ainsi que le retour à la vie d’avant se réalisent de manière différente pour chaque individu. En effet, il peut être difficile d’entrer à nouveau en contact en tête-à-tête avec une autre personne ou bien de se trouver dans une foule. C’est pourquoi il serait raisonnable de retourner à la vie normale de façon graduelle, en évitant de s’imposer tout de suite une trop forte pression d’un point de vue social et physique.

Avoir peur à l’avance ne fait qu’aggraver la situation. Afin de gérer cette appréhension, on peut commencer par mettre au point un programme de sortie de l’isolement, par exemple, lors des premiers jours de liberté, ne faire qu’une activité hors de chez soi, puis rajouter petit à petit des choses à faire en dehors de la maison.

Il est également important de considérer la fin de l’isolement non pas comme un danger, mais au contraire, comme un très attendu retour à tout ce qui nous a manqué pendant cette période d’isolement.

Interview par Gouzel AGUICHINA

La rédaction remercie le Centre de Russie pour la science et la culture à Paris, et en particulier son directeur Konstantin Volkov pour sa coopération dans la réalisation de cette interview.